Vous décrochez
le petit corps
et le posez sur le sol…

Tony Godin

Le cauchemar de Marty

Mise en bouche

Un vaste pont, qui s’étire à perte de vue. Un ciel sombre, d’un rouge fuligineux parsemé de nuages noirs. Il s’étend partout, dans toutes les directions, comme s’il résumait à lui seul l’univers tout entier. Ni soleil, ni océan, ni terre. Rien d’autre que le ciel, les nuages et le pont tendu dans le vide. Le bruit de vos pas sur le métal résonne dans un silence absolu. L’air immobile autour de vous sent la rouille, la pluie et autre chose d’indéfinissable.

Vous marchez et marchez encore mais le pont continue à s’étirer devant vous, sans que rien ne change. Vous ne faites qu’avancer mais c’est toujours le même pont, le même ciel, le même horizon. Vous fermez les yeux un instant, espérant que les nuages immobiles auront bougé lorsque vous les regarderez à nouveau.

Une ville tout autour de vous, immense. Grise et sombre, totalement silencieuse. Vous hésitez un instant avant de vous remettre à marcher. Il n’y a personne. Quelques lampadaires s’allument alors que les ténèbres vous entourent, taches de lumière pâle et tremblotante, comme si les néons allaient rendre l’âme d’un instant à l’autre. Vous appelez mais votre voix résonne dans le silence. Les enseignes des magasins sont peintes de couleurs criardes mais passées depuis longtemps. Les rues n’ont pas de nom que vous puissiez reconnaître. Et il n’y a toujours personne.

Quelque part, dans le dédale, un bruit. Des pas affolés, entrecoupés de sanglots. Vous courez vers ces sons, parmi les rues désertes. Un vaste bâtiment, dont une des ailes est en flammes. Des cris de douleur et de terreur en proviennent. Sans réfléchir un instant, vous vous engouffrez à l’intérieur. A l’instant où vous franchissez le seuil, les sons de l’incendie, la chaleur et les flammes disparaissent. Autour de vous, la pénombre. Silencieuse. Un gémissement, suivi d’un bruit semblable à celui d’un objet lourd que l’on traîne difficilement. Quelque part, dans le grand bâtiment vide aux odeurs de poussière et d’eau croupie.

Votre pied rencontre quelque chose et vous vous baissez pour mieux voir dans la pénombre. Un blouson. Vos doigts sentent qu’il est encore humide et vos narines sont saturées d’une odeur bien particulière, que vous pourriez reconnaître entre mille. L’odeur du sang frais. A quelques pas de là, une porte entrouverte sur les ténèbres semble vous faire signe. Vous poussez la porte. L’endroit abonde en outils de toute sorte, jonchant le sol ou rangés le long des murs. Outils de jardinage, de bricolage… pour la plupart tachés de sang séché. Les murs sont en parpaings, comme ceux d’un garage ou d’une cave. Le centre de la pièce est occupé par une table, recouverte d’un drap blanc marbré des couleurs du sang à divers états de fraîcheur. Il semble y avoir une forme qui bouge en dessous. Elle gigote doucement et gémit. Dans un coin sombre, ignorant votre présence, une personne au visage indistinct dans la pénombre tient dans ses mains gantées la tête tranchée d’un jeune homme. Son visage vous rappelle quelque chose mais le plus étonnant, c’est qu’il semble encore vivant. Ses yeux tentent de se détourner de la table mais ne peuvent s’empêcher de regarder, tandis que sa bouche articule silencieusement des protestations horrifiées. La peau glacée de sueur malsaine, vous tournez les talons et vous retrouvez en bas d’un escalier étroit. Il débouche sur l’intérieur d’une maison, aux meubles vieillots qui cachent à peine la tapisserie cloquée aux couleurs dénaturées. Sur votre gauche, de la lumière. Vous vous dirigez vers elle et entrez dans une cuisine. Assis à la table, un couple regarde un petit garçon qui a les yeux baissés. L’homme se lève sans un mot, défait sa ceinture et prend la main de l’enfant. Ils passent près de vous sans paraître réaliser que vous êtes là. Pourtant, un bref regard de la femme trahit qu’elle au moins s’est rendue compte de votre présence. Vous essayez de lui adresser la parole mais elle vous ignore et s’affaire à ranger la cuisine. Des cris de douleur, dans votre dos. Les bruits facilement reconnaissables de coups administrés avec régularité. La femme serre les dents mais ne bouge pas. Vous vous précipitez vers une porte fermée, derrière laquelle l’homme est certainement en train de martyriser le petit garçon. Vous vous jetez dessus de toutes vos forces. Une cellule avec une petite lucarne fermée de barreaux épais. Un adolescent terrifié crie des mots étranges en se blottissant dans un angle, alors qu’un démon terrifiant, la bouche vomissant du sang, s’extirpe lentement du mur dans un bruit de succion hideux.

Sans même réaliser ce que vous faites, vous prenez le jeune homme par la main et vous vous enfuyez.

Dans la campagne, au milieu de nulle part. Des profondeurs du ciel malsain, des créatures étranges s’apprêtent à fondre sur vous. Vous courez à perdre haleine, tirant votre protégé par la main tandis que les bruits d’ailes sinistres se rapprochent. Tout près, un cabanon de jardinier. Alors qu’une ombre terrible s’étale dans l’herbe juste au dessus de vous, vous atteignez ce maigre refuge et claquez la porte branlante au nez des monstres ailés.

L’adolescent a disparu. Vous êtes dans une salle aux murs de carrelage blanc avec une demi-douzaine de pommeaux de douche en métal alignés au mur. L’un d’eux est tordu et en partie descellé, chargé du poids d’un garçonnet pendu. Un tabouret renversé gît sous le petit cadavre immobile. Vous décrochez le petit corps et le posez sur le sol, avant de quitter la salle carrelée. Cherchant quelqu’un qui vous aidera à comprendre. Il n’y a personne.

Un ciel rouge sombre qui s’étend dans toutes les directions, parsemé de nuages immobiles aux formes suggestives.

Vous êtes de nouveau sur le pont.


Butiné sur le cauchemar de marty
lecauchemardemarty.tumblr.com

©Tony GodinAldo Pappacoda et Jacksen. Illustrations de Gwenaël Houarno.

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